dimanche 16 septembre 2012

Dragon's Lair: le gameplay par la mémoire

Il est souvent raillé comme un jeu au gameplay ridiculement simpliste et difficile. La seule évocation de Dragon's Lair fait lever les yeux des joueurs, et on le range avec condescendance sur l'étagère des erreurs épiques de game design. Je voudrais ici restaurer l'honneur de ce jeu et rappeler que le game designer actuel a beaucoup à apprendre de ce jeu qui marqua pour toujours un tournant dans l'histoire du jeu vidéo. Loin d'avoir été développé de façon irréfléchie, comme on l'entend trop souvent aujourd'hui, Dragon's Lair fut un pionnier qui exploita des mécaniques d'apprentissage qui aujourd'hui encore se retrouvent dans des jeux à succès.



Contexte historique

Je me souviens très bien cet été 1984. Dragon's Lair était enfin parvenu jusque dans les petites salles d'arcade de bord de mer et provoquait un véritable attroupement. Bien sûr la qualité graphique y était pour quelque chose, mais pas seulement. Le jeu avait ses virtuoses qui amenaient le pauvre Dirk l'audacieux jusqu'à la libération de Daphne. De facto on ne peut pas parler d'un mauvais jeu: succès populaire, jeu que l'on peut et veut finir, et j'ai vu les joueurs s'amuser très intensément. Comment cela est-il possible?

D'abord il faut préciser le contexte: Petite liste de jeux sortis en même temps que Dragon's Lair, en 1983: Crystal Castles (Atari), Donkey Kong 3 (Nintendo), Elevator Action (Taito), Exerion (Jaleco), Gyruss (Konami), Mappy (Namco), Spy hunter (Midway) et le fabuleux Track & Field (Konami). La borne de Dragon's Lair savait sortir du lot:


Ensuite il faut bien constater que malgré une difficulté plutôt virile, le joueurs va un peu plus loin à chaque partie, et découvre de nouveaux dangers. La progression est bien là, et chaque progression offre une récompense visuelle très appréciable. Bien sûr le gameplay est construit sur une base de bon timing, mais au fond, tout se rapporte à un levier: l'apprentissage par la mémoire.

Comment fonctionne Dragon's Lair?

A chaque lieu se joue un plan de dessin animé. A un moment de cette séquence animée de quelques secondes, des élément du jeu flashent à l'écran et, posant la base du premier Quick Time Event de l'histoire, requiert de l'utilisateur qu'il donne la direction correspondante au bon choix (droite pour prendre la porte à droite...). Il a une cinquième possibilité: sortir son arme.

Outre la fenêtre de temps un peu courte - cligner des yeux équivaut à un échec - la bonne solution n'est pas toujours évidente. Mais quand on la trouve, la mémoire l'associe à la scène et stocke tout ça pour la prochaine fois. A chaque plan, on associe de un à cinq contrôles eux mêmes au nombre de cinq. L'information est donc simple à mémoriser: par exemple "avant, arme, arrière, droite" pour une des plus complexes.

schéma à mémoriser dans les "mal barrés"
Là où Dragon's Lair innove, c'est en étant un des premiers jeux à associer l'apprentissage par la mémoire à une aussi riche animation, tout en gardant un éventail d'actions limité.
Je me base ici sur l'excellente synthèse que fait Raph Koster ("A theory of fun for game design" 2005) lorsqu'il définit le plaisir dans le jeu vidéo: c'est la récompense que donne le cerveau à apprendre des schémas puis à les retrouver.
Avant Dragon's Lair, les décors sont fixes ou monotones et les "motifs", en l'occurrence les situations que produit le jeu, sont limités à des sprites qui changent de position.
On avait déjà une certaine source de satisfaction pour un cerveau qui apprend des schémas qu'il reconnaîtra plus loin dans le jeu. C'est, par exemple, la source du bonheur d'un joueur de Pac-Man. Sur un quart d'écran, la position des fantômes et de l'enzyme glouton forment un motif, et le bon joueur a dans sa mémoire un trajet pour chacun de ces motifs, qu'il a appris à force de jouer.
Mais des schémas peu variés amènent à une identification difficile lorsque l'on joue à nouveau. Il faut alors un forte concentration pour lever toute ambiguïté. Et le joueur n'aime pas se concentrer.


Ici les schémas sont des plans de dessins animés, et surtout le jeu se déroule le long d'un dessin animé, donc formés d'une succession de plans tous différents. Il faut environ 12 minutes pour parcourir toutes les bonnes phases de Dragon's Lair avec très peu de répétitions à l'écran. Le cerveau est donc pour la première fois confronté à des situations très variées, avec pour chacune des éléments identifiables. Ces séquences forment des schémas très faciles à assimiler. A chaque situation sa solution, et exécuter cette solution dévoile un nouveau schéma à assimiler. Le cerveau pourrait en chier des arcs-en-ciel tant il clapote dans la joie.

Mais alors pourquoi est-il si difficile ?

le point faible de Dragon's Lair réside probablement dans la phase d'apprentissage. Pour des raisons de rythme et surtout de budget, les plans sont assez courts et trouver la bonne solution ne peut se faire que par essai-erreur. Le plan de dessin animé est trop court pour bien comprendre la situation. Et la moindre erreur fait recommencer tout une partie du jeu. Du coup la facilité donnée par l'aspect dessin animé est entamée par l'effort de découverte de la solution. D'ailleurs dans la salle d'arcade, quand un joueur tentait une partie, tout de suite une foule se pressait pour l'observer et apprendre. J'ai très souvent été dans cette foule et je confirme que l'on tire un certain plaisir rien qu'à regarder jouer.

Vous allez me dire "Ce jeu exige surtout des réflexes de ninja!". Certes. Mais cette rapidité de réaction est exigée dès le premier niveau, et cette exigence n'évolue pas au long du jeu. La progression ne se fait pas sur les réflexes, mais sur l'acquisition des schémas. Le jeu est maintenant critiqué justement parce qu'il est tout de suite très exigeant en rapidité de réaction. Mais en 1983, il était tout à fait dans la norme.


Alors que nous apprend Dragon's Lair?


Tout d'abord que l'apprentissage par l'erreur est une valeur moins appréciée de nos jours :). Mais surtout que la mémoire, cette apprentissage/identification des schémas, doit être considérée, et si possible utilisée, non seulement comme facteur d'apprentissage dans les jeux actuels mais aussi comme récompense. L'apprentissage et l'identification des schémas est un levier très puissant pour le plaisir du joueur et il est largement sous-employés dans les productions actuelles.


Pour comprendre la puissance de cette récompense, je vous exhorte à jouer intensément à des shoot-em-up simples, comme les excellents 1942 (Capcom 1984) et Raiden (Seibu 1990). Les ennemis et leurs tirs forment des schémas suffisamment riches pour maintenir le cerveau en alerte et assez simple pour ne pas le saturer. Cela demande une certaine concentration, et plusieurs dizaines de parties. Mais au bout d'un moment vous jouerez à ces jeux dans un état de quasi hypnose, anticipant des situations complexes sans même y réfléchir. Et ce moment de grâce est un vrai bonheur pour le joueur.


Etonnamment un genre de jeux qui aujourd'hui s'appuie autant sur la même mécanique est le Hidden Objects. Paradoxalement, c'est un genre apprécié de ceux que l'on traite - généralement à tort - de "casual gamers", aux antipodes d'un Dragon's Lair. C'est surement dû au fait qu'un jeu dont l'apprentissage ne se fait que par la mémoire ne génère aucun stress. On n'échappe pas à la mémoire (la publicité l'a bien compris), et cette montre, que l'on vous demande de trouver dans ce foutoir pour la quarantième fois, votre cerveau a bien emmagasiné son aspect et ses positions habituelles. A chaque fois vous la retrouverez plus vite, et quand vous la retrouvez, votre cerveau vous gratifie d'un petit moment de plaisir. Certes on est dans des valeurs homéopathiques, mais sur la longueur, ça fait pas mal.

Aujourd'hui, l'application de cette forme d'apprentissage se retrouve surtout dans les quick-time-events des beat-em-all et assimilés, et on ne peut que constater que cela fonctionne. Suite à un combat qui demande concentration et timing, la phase de QTE est généralement vécue comme une décompression, un tunnel dans lequel on se laisse porter, d'autant plus qu'on l'a déjà vécu et que l'on s'en rappelle les phases à mesure qu'elles se déroulent. Mais on peut imaginer des application plus riches...

Donc je résume la "Dragon's Lair touch"
  • apprentissage de schémas par des animations variées et marquantes
  • plaisir intense quand le cerveau identifie sans ambiguïté ces schémas
  • apprentissage sans stress et avec peu d’effort, pour peu que l'on laisse au joueur le temps d'assimiler la situation.


Anecdote:


la photo (par Arny Freytag) provient de la page centrale du magazine
L'histoire est connue: le budget du jeu n'a pas permis à l'équipe de Don Bluth d'embaucher des modèles pour les personnages et ils ont utilisé la pin-up d'un magazine Playboy pour créer Daphne. Grace à Locutus et ses talents documentaires, je peux avancer avec quelque certitude que Daphne fut probablement inspirée par Miss février 1983: Melinda Mays. La date correspond, le jeu fut fini le 19 juin 1983 après 7 mois de développement. Quand au visuel, je ne peux m'empêcher d'y trouver des points communs


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